La domination de la foi (3/5)
À la suite des articles précédents consacrés (si je puis dire) aux contradictions entre les promesses scolaires de libération et son organisation effective de réclusion, il est temps de constater que dans l’école la domination adulte est totale. Il est extrêmement difficile, voire impossible de trouver un cas pour lequel n’importe quel enfant aurait, en cas de conflit, le dernier mot et encore moins raison sur n’importe quel adulte. On peut se demander légitimement quelles sont les vertus éducatives d’une domination sans partage de l’adulte sur l’enfant. L’école est un système hiérarchique dont l’enfant occupe l’échelon le plus bas. Dire qu’il est au centre du système est une incantation de plus. Concrètement il est, au contraire, sommé de s’insérer à sa place, au plus bas de ce système hiérarchique, comme le font d’ailleurs à leurs places respectives le professeur, le directeur, l’inspecteur. Ainsi un enfant ayant chaud en récréation se fera punir s’il ouvre son manteau alors que l’adulte aura décidé qu’il fait froid. Les sensations physiologiques de l’enfant sont disqualifiées au profit de la consigne de l’adulte. Si l’enfant à froid on acceptera qu’il se couvre, mais s’il a chaud on lui interdira de se découvrir et cette incohérence ne peut être dénoncée sous peine de punition. Pourtant autonomie, responsabilisation, émancipation sont bien inscrites au projet pédagogique de l’école! L’incantation renforce la foi du croyant mais ne peut que révolter celui qui est soucieux du bien-être du plus jeune.
En somme croire qu’un enfant ne choisissant ni d’aller à l’école, ni son école, ni le calendrier scolaire, ni les horaires, ni sa classe, ni sa place, ni ses condisciples, ni son professeurs, ni le programme, ni le contenu éducatif, ni les méthodes, ni le fait d’être évalué, ni quand et comment il est évalué et pas même la couleur du stylo avec laquelle il doit remplir son évaluation, croire donc que ce dispositif va donner une personne émancipée et autonome ne relève-t-il pas d’une foi échappant à toute raison?
On me répond souvent que l’enfant ne pourra pas toujours choisir ce qu’il veut faire et que sa vie sera faite de non-choix imposés par la société en général et le monde du travail en particulier. Voilà donc que les masques tombent. On ne parle plus d’éducation mais de conformité à un modèle industriel. Convenant que l’espace contraint fait de travail obligatoire, ne tenant pas compte des besoins fondamentaux sous la domination et l’évaluation de l’adulte ne peut véritablement exister pour le bien de l’enfant, la vérité apparaît au grand jour et l’exigence de conformité, d’obéissance, de perpétuation d’un modèle de domination s’impose comme l’authentique projet de l’école.
L’école est une église où l’on apprend à se soumettre aux rouages de commandement que les mieux installés imposent aux autres. Mais bien sûr, la plupart du temps ce stratagème reste bien caché derrière le dévouement des professeurs, l’implication des parents, les sorties, les kermesses et les projets scolaires qui ne sont là que pour permettre au système de se survivre à lui-même en assénant avec complaisance et sourires le catéchisme de l’obéissance. « Quand le monde va bien pour soi, il va de soit » disait Bourdieu.
Mais qu’un enfant, un seul, tente d’enlever sa veste en hiver, de grimper à un arbre, de refuser un examen, de ne pas obéir à une consigne quelconque d’un quelconque adulte, de contester le savoir et l’autorité, de courir dans un couloir, de manger en dehors des horaires, de chanter, de crier, de rire, de parler, jouer ou dessiner dans un moment non prévu par l’adulte et les sourires se crispent, les gentillesses se raidissent, les menaces, les convocations et les sanctions tombent. On ne badine pas avec l’obéissance. Et surtout on ne remet pas en cause la croyance dans le bienfondé de la norme scolaire. La foi doit être préservée à tout prix et l’illusion d’harmonie doit régner. Aucune larme d’enfant ne doit faire douter le fidèle tout à sa dévotion.
L’épanouissement ne peut se dérouler que dans le cadre prévu par l’autorité de l’école, avec la complicité des parents. Hors de l’émancipation par la conformité, parfois jusqu’à la pathologie, point de salut. Voilà donc la véritable croyance inapparente de l’école : la société est bienfaisante telle qu’elle est et le bonheur consiste à s’y insérer sans la remettre en question. L’école nous apprend que dans la vie, obéir à ses maîtres, faire ses devoirs, s’assoir quand et où on nous dit de le faire, se laisser docilement évaluer et dire merci garantit une place indiscutable au paradis des adultes. Voilà l’évangile scolaire, celui ânonné consciencieusement en égrenant jour après jour le chapelet de ses leçons, de ses mots de retard, de ses bulletins, de ses sonneries et de ses règles de vie « librement » votées par les élèves.
L’école a ses grands prêtres, ses rituels, ses cérémonies, ses intronisations, ses béatifications, son panthéon, tout ce qui entretient la foi, tout ce qui participe à l’évidence d’une cosmogonie opérante et adaptée à la société marchande et industrielle. La robe noire du diplômé et celle blanche du communiant n’ont que très peu de différences sur le plan symbolique. L’excommunication guette le réfractaire, l’artiste, le libertaire, le sensible, le voyageur, l’amoureux, le pirate, le contestataire, le critique, le Mohican, le poète, le romantique, le coureur des bois, le marin, le clown, le comique, le comédien, le cueilleur d’étoiles, le peintre, l’indolent, le cascadeur, le jongleur, le révolté, le rimailleur, le sauvage, l’anarchiste, l’indépendant, le paresseux, le rêveur, le flâneur, le mystérieux, le bagarreur, le gentil, le tendre, le lent, le doux, l’insoumis, le bizarre, le rebelle, le blessé, l’écorché, le colérique et le silencieux. Seul l’élève pétrie dans la conformité entrera au paradis.